vendredi 12 mai 2006

De quel régime relève EncherExpert ? (ou comment une jeune pousse s'attaque à un monopole)

Hier, participait à un chat sur l'Internaute (Groupe Benchmark), un responsable d'EncherExpert. Le modèle reproduit celui d'ores et déjà existant aux Etats-Unis : le dépôt-vente d'objets non pas physiquement mais sur eBay.

En l'espèce, EncherExpert a pour fonction - lorsqu'un produit lui est remis par un particulier ou une entreprise :
- de réaliser une annonce détaillée et illustrée ;
- de le mettre en vente aux enchères pendant 10 jours sur eBay "en vous faisant bénéficier de la réputation et de l'image de nos profils de vendeurs" ;
- de répondre aux questions des enchérisseurs ;
- de le présenter en magasin aux eBayeurs qui le souhaitent;
- de conclure la vente et sécuriser le paiement ;
- de l'emballage et de l'expédition du bien ;

En échange, le consommateur reçoit le paiement du bien, montant déduit d'un pourcentage du prix de vente final.

Si le modèle semble fonctionner, il soulève de nombreuses interrogations pouvant potentiellement remettre en cause l'existence même de cette activité commerciale.

La première et minime interrogation est celle portant sur le droit de rétractation : que se passe-t-il si le consommateur exerce son droit de rétractation (ce qui est possible vis-à-vis de EncherExpert qui est un vendeur professionnel) ? Le bien est retourné à EncherExpert, celui-ci doit rembourser l'acheteur. Néanmoins, l'intermédiaire va-t-il demander la rétrocession du paiement au propriétaire originaire du bien - alors même que l'acheteur initial n'en aurait pas bénéficier s'il avait acheté directement le produit auprès du propriétaire ?

La question plus profonde est celle de l'application de diverses dispositions du Code du commerce. L'article L. 320-1 du Code du commerce prévoit que :

Nul ne peut faire des enchères publiques un procédé habituel de l'exercice de son commerce.


Ce principe est tempéré par une exception prévue à l'article L. 320-2 qui prévoit que "sont exceptées de l'interdiction prévue à l'article L. 320-1 les ventes prescrites par la loi ou faites par autorité de justice, ainsi que les ventes après décès, liquidation judiciaire ou cessation de commerce ou dans tous les autres cas de nécessité dont l'appréciation est soumise au tribunal de commerce".

Parmi les "ventes prescrites par la loi", figurent les ventes volontaires de meubles aux enchères publiques. L'article L. 321-1 du Code de commerce prévoit que :

Les ventes volontaires de meubles aux enchères publiques ne peuvent porter que sur des biens d'occasion ou sur des biens neufs issus directement de la production du vendeur si celui-ci n'est ni commerçant ni artisan. Ces biens sont vendus au détail ou par lot.

Sont considérés comme meubles par le présent chapitre les meubles par nature.

Sont considérés comme d'occasion les biens qui, à un stade quelconque de la production ou de la distribution, sont entrés en la possession d'une personne pour son usage propre, par l'effet de tout acte à titre onéreux ou à titre gratuit


Or, l'article L. 321-2 du Code de commerce prévoit que "les ventes volontaires de meubles aux enchères publiques sont, sauf les cas prévus à l'article L. 321-36 organisées et réalisées par des sociétés de forme commerciale régies par le livre II, et dont l'activité est réglementée par les dispositions du présent chapitre".

L'article L. 321-3 du Code du commerce en rajoute en précisant que :

Le fait de proposer, en agissant comme mandataire du propriétaire, un bien aux enchères publiques à distance par voie électronique pour l'adjuger au mieux-disant des enchérisseurs constitue une vente aux enchères publiques au sens du présent chapitre.

Les opérations de courtage aux enchères réalisées à distance par voie électronique, se caractérisant par l'absence d'adjudication et d'intervention d'un tiers dans la conclusion de la vente d'un bien entre les parties, ne constituent pas une vente aux enchères publiques. (...)


Et à partir de là, on peut s'interroger. Nous avons en présence une société qui vend, en agissant comme mandataire du propriétaire (dès lors qu'elle vend au nom et pour le compte du propriétaire) un bien aux enchères publiques à distance par voie électronique. Enfin, elle adjuge le bien en concluant le contrat avec l'acheteur. Même si le contrat n'est pas conclu systématiquement avec le mieux-disant, cela sera le cas dans 99% des cas. Un juge pourrait donc regarder l'activité exercée par EncherExpert comme étant de la "vente aux enchères publiques" au sens du Code du commerce.

Cette idée est, en outre, confirmée par la lecture du deuxième alinéa de l'article L. 321-3 qui exclut du champ de la vente aux enchères publiques les "opérations de courtage aux enchères réalisées à distance par voie électronique" (eBay en pratique) en se fondant sur l'absence de deux critères : l'adjudication et l'intervention d'un tiers dans la conclusion de la vente. Or ici, EncherExpert intervient dans la vente (mandataire du vendeur) et l'adjudication est présente puisque c'est lui qui décide avec qui le contrat sera conclu. Son activité n'est donc pas du courtage aux enchères.

Si le juge retient cette qualification, cela peut entraîner de très nombreuses conséquences :
- la société doit être une société de vente volontaire de meubles aux enchères publiques ;
- Obtention préalable d'un agrément délivré par le Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques ;
- Présentation de garanties suffisantes en ce qui concerne son organisation, ses moyens techniques et financiers, l'honorabilité et l'expérience de ses dirigeants ainsi que les dispositions propres à assurer pour ses clients la sécurité des opérations (L. 321-5) ;
- Désignation d'un commissaire aux comptes et d'un suppléant ;
- Justification de l'existence d'un compte séquestre, d'une assurance couvrant sa responsabilité professionnelle et d'une assurance ou d'un cautionnement garantissant la représentation des fonds (L. 321-6) ;
- Avoir parmi ses dirigeants, associés ou salariés au moins une personne ayant la qualification requise pour diriger une vente (L. 321-8).

Or, et suite au t'chat d'hier dans lequel je me suis permis d'interroger le représentant d'EncherExpert, il est apparu qu'aucune formalité n'avait été réalisée auprès du Conseil des ventes volontaires.

Seulement, et si la qualification de vente aux enchères publiques est retenue, les dirigeants de cette société peuvent s'exposer en application de l'article L. 321-15 du Code de commerce à deux ans d'emprisonnement et 375.000 euros d'amende (exercice de l'activité sans obtention préalable de l'agrément).

Est-ce à dire que le modèle américain n'est pas transposable en l'état ? Oui. Le régime juridique français fait que l'intermédiaire qui vend et adjuge sous forme d'enchères des biens est tout simplement un commissaire priseur qui relève d'un régime particulier. Une solution autre pourrait être recherchée : il suffirait, sans doute, que ce soit le propriétaire du bien qui soit, directement, le vendeur du bien sur eBay. L'intermédiaire ne faisant alors office que de simple "assistant" dans la mise en vente du produit.

Dans tous les cas, cette problématique n'est pas sans rappeler la décision N@rt jugée le 3 mai 2000 par le Tribunal de grande instance de Paris et qui avait condamné, à la demande de la Chambre nationale des commissaires-priseurs, le premier e-commissaire priseur.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,
votre blog m'a beaucoup intéressé et après lecture du code du commerce et du récent rapport du Conseil National des Ventes, il semble en effet que vous ayez raison et que lesdites sociétés se posent en contradiction avec la législation actuelle. A moins qu'elles n'aient pris les précautions nécessaires pour ne pas se définir comme mandataires mais comme simple assistant ? Cela resterait à vérifier.
Il semble en tout cas qu'il existe un flou juridique ou du moins une certaine tolérance des législateurs à l'égard de ces sociétés, il est vrai encore peu nombreuses en France.
Ce vide sera certainement comblé très prochainement et il convient de rester prudent...

Thibaut a dit…

Bonjour Monsieur Tabaka, votre article est très clair et bien documenté. Je crois qu'il a du fortement inspiré le journal du net qui a diffusé cet article ce matin http://www.journaldunet.com/0612/061228-conseildesventes.shtml
J'espère seulement que le conseil des ventes ne va pas mettre des bâtons dans les roues à ce nouveau business model à peine démarré en France alors qu'il est susceptible de créer des centaines de vocations et par la même des milliers d'emplois. On a parfois l'impression d'une France qui irait en marche arrière face à l'innovation.