jeudi 2 février 2012

Du pluralisme de la presse en général et de la protection des sources en particulier

Lundi 30 janvier 2012 a vu un changement notable en France dans le secteur de l'information. Le Tribunal de commerce de Paris a statué sur la reprise du quoditien économique La Tribune en faveur d'une offre proposée par l'ensemble composé de France Economie Region et de Hi-Media, mettant fin à la publication au format papier de ce quotidien. Seule une poignée de journalistes a été reprise.


Movable Type galley. Galera con tipos móviles.
Source : Xosé Castro sur Flickr (CC)

La fin de cette époque marque un tournant. En effet, la France n'a aujourd'hui plus qu'un seul quotidien "papier" d'informations économiques - Les Echos - lui même complété par les annexes économiques du Figaro ou du Monde.

Le Monde justement, sous la signature de Xavier Ternisien, a consacré un article sur l'impact de la fin de la Tribune sur le pluralisme dans la presse. L'article rappelle que depuis 2007, LVMH est l'actionnaire principal (enfin, unique) des Echos qui alors s'est doté d'une charte éthique afin d'éviter tout conflit d'intérêt. Dans cet article, Jean-Michel Charon, sociologue des médias réagit :

"Il y a forcément une tension dans la ligne éditoriale, souligne Jean-Marie Charon. On ne peut pas être trop critique à l'égard de l'actionnaire, le groupe LVMH ; en même temps, sur ce marché de la presse économique où les lecteurs sont très vigilants, il est dans l'intérêt même du journal de maintenir sa crédibilité en évoquant les sujets qui fâchent."

A côté de la ligne éditoriale, un autre aspect peut également être soulevé dans le cadre de tels rapprochements entre un journal et une grande entreprise : l'indépendance des systèmes d'information.

Un exemple. Récemment j'ai eu l'occasion d'envoyer un courrier électronique à un journaliste des Echos. Une erreur de frappe dans l'adresse aboutit à un message d'erreur qui m'est retourné. On peut y lire ceci :

-------- Message original --------
Sujet: DELIVERY FAILURE: User [...] ([...@leschos.fr]) not listed in Domino Directory
Date : Thu, 02 Feb 2012 13:42:15 +0100
De : Postmaster@acacia.lvmh.com
Pour : Benoit Tabaka
(...)
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Ce message et ses eventuelles pieces jointes sont adresses exclusivement a l'intention de leur(s) destinataire(s) et leur contenu est strictement confidentiel. Si vous recevez ce message par erreur, merci de le detruire et d'en avertir immediatement l'expediteur. L'Internet ne permettant pas d'assurer l'integrite de ce message et/ou des pieces jointes, LVMH, ainsi que les entites qu'il controle et qui le controlent (ci-apres le groupe LVMH),declinent toute responsabilite dans l'hypothese ou il(s) aurai(ent) ete intercepte ou modifie par quiconque. Les precautions raisonnables ayant ete prises pour eviter que des virus ne soient transmis par ce message et/ou d'eventuelles pieces jointes, le groupe LVMH decline toute responsabilite pour tout dommage cause par la contamination de votre systeme informatique. This message and its possible attachments are intended solely for the addressees and are confidential. If you receive this message in error, please delete it and immediately notify the sender. The Internet can not guarantee the integrity of this message and/or its possible attachments. LVMH and any of its subsidiaries or holding companies (hereinafter LVMH Group) shall not therefore be liable for this message if modified or intercepted by anyone.As reasonable precautionary measures have been implemented to prevent the transmission of viruses within this message and/or its possible attachments, LVMH Group refuses to accept any responsibility for any damage caused by the contamination of your information system.
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En fait ce message d'erreur est révélateur d'une chose : les messages adressés aux journalistes des Echos transitent par les serveurs informatiques de leur actionnaire, c'est à dire LVMH.

Partant de là, plusieurs questions. Des gardes-fous (informatiques) ont-ils été mis en place pour préserver la confidentialité des échanges entre les journalistes des Echos et des tiers vis-à-vis des personnes du groupe LVMH susceptibles d'avoir accès à ces messages ? La cybersurveillance (naturelle dans un grand groupe, notamment pour s'assurer qu'aucun secret industriel n'en sorte) s'applique-t-elle aussi aux emails reçus ou envoyés par les Echos ?

Et dernière interrogation : la protection des sources journalistiques prévue, notamment, par l'article 56-2 du code de procédure pénale qui encadre toute perquisition dans les locaux d'une entreprise de presse peut-elle aussi s'appliquer aux correspondances potentiellement stockées sur des serveurs de tiers (LVMH en l'espèce).


NB : Le message envoyé à un journaliste était une simple invitation à des voeux ;-)

dimanche 8 janvier 2012

Les bitcoins devront attendre pour leur régime juridique en France

Les bitcoins sont-ils une monnaie électronique au sens de la réglementaire bancaire européenne ? Et de manière plus globale, ces mécanismes d'échanges sont-ils légaux en France. La Cour d'appel de Paris, saisie d'une affaire, n'a pas répondu à la question mais le dossier a été l'occasion de poser les premières pièces au débat sur la nature réelle de cette "devise électronique".

Source : Zcopley sur flickr (CC)

Comprendre le mécanisme "Bitcoin" n'est pas aisé tellement il s'éloigne de la logique monétaire classique. Selon 01Net.com qui lui consacrait un article, "Bitcoin est une monnaie virtuelle en peer to peer, qui permet à quiconque d’envoyer et de recevoir des « pièces numériques » – les Bitcoins (ou BTC) – de façon anonyme. A l’image des réseaux de partage de fichiers, Bitcoin ne souffre donc d’aucune autorité : aucune institution financière ne supervise les flux de monnaie et les frais de transaction sont quasi-inexistants."

Au cours de l'été 2011, le débat a commencé à ressurgir. Crise économique, défiance vis-à-vis des systèmes financiers ont été autant de facteurs qui ont poussé des internautes à acquérir ces devises électroniques. Néanmoins, le système repose sur plusieurs éléments : l'attribution de bitcoins "gratuits", le change entre l'euro et le dollar en bitcoins et la possibilité d'acheter des produits sur certains sites en payant en bitcoins. Echanges marchands, transactions commerciales, change sont autant de pratiques qui nécessitent une chose, in fine, un compte bancaire.

Et tel était le sujet que les juges français ont eu à gérer.

Le 15 mai 2009, une société (Macaraja) ouvre un compte bancaire auprès du Crédit industriel et commercial (CIC). Le 10 mai 2011, le CIC décide de résilier, sans motif et moyennant un préavis de 2 mois, le compte bancaire. La société Macaraja se voit doit remettre un chèque d'un montant de 1.323.000 €, correspondant au solde du compte le jour de sa clôture le 16 juillet 2011.

Macaraja fait alors diverses démarches pour ouvrir un compte bancaire. Elle prend contact avec Barclays, Crédit agricole Ile de France, Société générale, BNP Paribas, HSBC et Bred qui ne donnent pas suite à sa demande d'ouverture de compte. Macaraja décide alors de se retourner vers la Banque de France afin que celle-ci désigne un établissement pour gérer son compte bancaire, en application du "droit au compte".

Le 22 juillet 2011, la Banque de France désigne la CIC comme établissement bancaire. Or, le CIC refuse l'ouverture du compte. Macaraja décide alors de saisir en référé d'heure à heure l'établissement bancaire. Par une ordonnance du 11 août 2011, le Tribunal de commerce de Créteil a enjoint au CIC d'ouvrir un compte de dépôt à la société Macaraja dans le respect du Code monétaire et financier, sous astreinte de 500 € par jour à compter du 2ème jour suivant la signification de l'ordonnance.

Le CIC décida de faire appel de l'ordonnance en mettant en avant un élément : l'existence d'un trouble manifestement illicite de la part de la société Macaraja qui exercerait une activité bancaire non déclarée, celle d'intermédiaire en bitcoins.

Devant la Cour d'appel de Paris, le CIC expose que :
"Cette société exerce une activité d'intermédiaire dans le commerce des bitcoins qui n'est pas conforme à son objet social, à savoir la création et le développement de logiciels; qu'il souligne que les très nombreux mouvements au crédit du compte ( 1001 transactions du 01/01/2011 au 31/05/2011, 3266 du 01/06/2011 au 14/06/2001) sont constitués exclusivement par des virements reçus de personnes physiques apparemment pour l'achat de bitcoins et que les mouvements en débit correspondent au paiement de bitcoins par des vendeurs sous forme de virements internet dans toute la zone euro; qu'analysant le bitcoin comme une devise et donc une monnaie électronique, il allègue que le fait pour la société Macaraja de percevoir une commission sur chaque opération participe du commerce de l'argent et doit être considéré comme une opération de banque qui n'est permise qu'aux professionnels sous le contrôle de l'Autorité de contrôle prudentiel qui établit et publie la liste des intermédiaires en opérations de banque et en services de paiement ( IOBSP), liste sur laquelle ne figure pas la société Macaraja; que selon lui, l'intimée qui explique que, dans le cadre du contrat la liant à la société Tibanne, elle apporte une garantie de sécurité aux clients européens qui réalisent des transactions avec cette société, encaisse le montant déposé par les acheteurs de bitcoins, reverse aux vendeurs le montant de la transaction, se rémunère sur les opérations effectuées et permet aux clients de faire l'économie de frais de change, exerce une activité d'intermédiaire financier pour laquelle elle n'est pas agréée ni autorisée"

En réplique, Macaraja indique que :
"le bitcoin, 'résultat d'un calcul complexe effectué par un programme engendrant une chaîne cryptée', n'est pas une monnaie électronique mais un bien immatériel comme tout logiciel; qu'elle indique que depuis peu de temps elle exerce une activité d'intermédiaire de commerce pour une société gérant un site d'échanges de bitcoins sur internet; qu'elle précise que, dans le cadre de l'accord commercial qu'elle a conclu avec la société Tibanne, elle n'accepte que des opérations relatives aux échanges de bitcoins, qu'à aucun moment un client du site ou de la société Tibanne ne peut effectuer ou initier un paiement sur son compte bancaire et qu'elle ne fournit aucun service de paiement au public"

Devant ces arguments, la Cour d'appel de Paris butte en touche. Elle relève tout d'abord que "la société Macaraja a obtenu de la Banque de France l'ouverture d'un compte dans les livres du CIC, par application de l'article L 312-1 du code monétaire et financier qui a organisé une procédure dite du 'droit au compte' permettant à toute personne physique ou morale, domiciliée en France, dépourvue d'un compte de dépôt, d'obtenir l'ouverture d'un tel compte".

En ce qui concerne le débat autour de la nature juridique du bitcoin, les magistrats estiment que : "les contestations soulevées par le CIC relatives à l'activité exercée par la société Macaraja, à laquelle elle reproche de pratiquer des opérations de banque ou d'intermédiaire financier, ne peuvent être appréciés qu'en déterminant la nature même des bitcoins, ce qui ne relève pas de l'appréciation du juge des référés, mais de celle du juge du fond"

En clair, il ne revient pas au juge des référés de rentrer dans un débat sur la nature juridique du bitcoin. Gageons que la Banque de France a sans doute, de son côté et au regard de l'importance prise par ce sujet, lancé une réflexion afin de déterminer la qualification juridique exacte du bitcoin.

En cas de qualification en "monnaie", cela reviendrait à remettre en cause l'absence de régulation du bitcoin. Des experts indiquaient récemment au Monde la difficulté de mettre en oeuvre une régulation des échanges basés sur le bitcoin. Seulement, c'était sans doute, sans oublier le passage par un "compte bancaire" véritable dont la gestion demeure elle soumise à une forte régulation.

Source : CA Paris, Pôle 1, Chambre 1, n° 11/15269, SA Crédit industriel et commercial c/ SAS Macaraja

samedi 7 janvier 2012

Débat autour de la définition du métier d'intégrateur web

Quel est le travail que doit réaliser un intégrateur web dans une société internet ? La difficulté de définir le rôle exact de chaque salarié de l'équipe technique peut quelques fois avoir des conséquences lorsqu'il s'agit, pour l'employeur, de vouloir licencier un salarié qui refuse de faire une tâche particulière.

Source : anieto2k, sur Flickr 

En février 2008, une salariée est embauchée par Pixmania en qualité d'intégrateur. Au mois d'octobre 2008, l'employeur et la salariée décident de signer une convention de rupture conventionnelle du contrat de travail. Néanmoins, le 4 novembre, Pixmania se rétracte et décide de mettre à pied la salariée et de la licencier pour faute grave.

Dans sa lettre de licenciement, Pixmania indique que :
En effet, en qualité d'intégratrice web votre rôle est d'intégrer les différentes maquettes graphiques pour le site web myPIX.com, c'est à dire réaliser le découpage, le montage et l'intégration des pages HTML et XHTML dans le respect des standards W3C. 
Or, dans le cadre de la mise en ligne de notre opération de noël, vous étiez chargée d'intégrer les nouvelles fiches produits sur le site et lorsque votre chef de projet vous a demandé la remise de votre travail le 04 novembre 2008, vous avez remis des pages statiques et non dynamiques, donc non intégrées à l'existant qu'est notre site d'e-commerce. Vous n'avez donc pas réalisé l'intégration des pages à notre existant, tâche essentielle relevant de vos obligations contractuelles.

Lorsque votre responsable vous a demandé des explications, vous lui avez répondu que cela ne relevait pas de votre travail , alors que précisément vous aviez été embauchée expressément pour cela , comme mentionné dans l'article 3 de votre contrat de travail et que, par ailleurs , vous aviez déjà réalisé ce type de tâche, à titre d'exemple lors de l'intégration de la zone de login dans le header du site.

Le travail d'un intégrateur ne se limite pas aux tâches de découpage et de montage d'image mais comprennent également celles liées à l'intégration des images et des styles à un existant, dans votre cas, un site internet.

La salariée décide de contester devant le Conseil de Prud'hommes de Paris qui, le 2 avril 2010, rejette l'ensemble de ces demandes. Elle décide de faire appel de la décision. Devant la Cour d'appel de Paris, une bataille d'attestations a lieu afin de définir le contour exact du métier d'intégrateur.

De son côté l'employeur affirme que l'intégrateur "devait mettre en style le contenu des maquettes validées par la direction, écrire les pages en format HTML/XHTML et les intégrer aux pages internet du site internet marchand de la société comprenant le cas échéant des éléments interactifs (liens, boutons, images) en statique ou dynamique, selon la forme de la page initiale."

De son côté la salariée affirme que "au regard de la nature de ces fonctions, il ne lui appartenait pas de faire l'intégration des pages dynamiques, cette tâche ayant toujours été effectuée, depuis son embauche, par les développeurs".

In fine, la Cour d'appel de Paris tranche le litige en faveur de la salariée :

A supposer même que le travail d'un intégrateur soit, comme l'indique Gafour A. (NDLR : dont l'attestation a été fournie par Pixmania), d'intégrer en statique ou en dynamique selon les pages dus site en ajoutant/modifiant le XHTML/HTML, existant ou à créer, dans les fichiers informatiques qui composent le site internet, il certifie également que ce travail peut aussi être effectué par un développeur.

En l'espèce, rien ne permet de retenir, en l'absence de tout document objectif confirmant le contenu, contesté, des autres attestations versées aux débats par la SAS PIXMANIA, que (la salariée) avait, notamment en septembre 2008, procédé , avant son licenciement, à des intégrations en dynamique alors même que Morgane B. (NDLR : dont l'attestation a été fournie par la salariée) certifie (que la salariée) ne procédait qu'à des intégrations statiques.

La preuve de ce que cette dernière aurait commis une faute en refusant de procéder à une intégration dynamique, alors même que les développeurs qui auraient pu l'y aider, étaient mobilisés sur l'opération noël 2008, n'est aucunement rapportée.

Jugeant que le licenciement était abusif, la Cour d'appel de Paris condamne Pixmania à verser à la salariée, outre le salaire de la mise à pied, l' indemnité de préavis et de congés payés, la somme de 6000 euros à titres de dommages et intérêts.

Source : CA Paris, Pôle 6, Chambre 5, 15 décembre 2011, n° S 10/03779, Amandine G. c/ SAS Pixmania