mercredi 13 janvier 2016

Quand l'internaute devient-il un professionnel ?

Il semble que cela soit la question du moment tant elle a eu l'occasion d'animer quelques débats parlementaires lors du dernier collectif budgétaire. En effet, la généralisation de plates-formes collaboratives - et de l'économie du même nom - repose la question de la qualification juridique de ces internautes qui font un peu (ou beaucoup) de business en vendant des produits, louant des objets, louant leur appartement (ou certaines pièces de leur appartement), en transformant leur salon en coworking space, en covoiturant des passants, etc.

Derrière cette question, émerge un phénomène appelé communément le paracommercialisme, à savoir le fait pour des individus d'avoir une activité professionnelle sans être pour autant régulièrement déclarés comme professionnel.

Ce phénomène existe sur l’internet. Il n’est pas nouveau. Par une circulaire du 12 août 1987 relative à la lutte contre les pratiques paracommerciales, plusieurs ministres indiquaient qu’il ne pouvait être admis "qu’avec une concurrence devenue plus intense certaines entreprises rencontrent des difficultés, non pas parce qu’elles sont insuffisamment efficaces, mais parce qu’elles perdent des clients au profit de concurrents dont la seule performance consiste à ne pas supporter les mêmes charges".

Il faut noter que le développement de telles activités n’est, en général, pas l’expression d’une volonté d’échapper à un régime juridique. La circulaire du 12 août 1987 rappelait, d’ailleurs, que "le développement des pratiques paracommerciales est un mouvement spontané qui témoigne souvent moins d’un désir de fraude que d’initiatives naturelles de personnes ou d’organismes voulant développer leur activité sans prendre connaissance des règles qui leur sont applicables".

Comment le droit définit un professionnel ? 


Le droit commun fait référence à une notion centrale, le commerçant, et plus rarement à  celle de professionnel. L’article L. 121-1 du Code du commerce précise que "sont  commerçants ceux qui exercent des actes de commerce et en font leur profession habituelle". Selon l’article L. 110-1 du même code, sont notamment des actes de commerce, "1º tout achat de biens meubles pour les revendre, soit en nature, soit après les avoir travaillés et mis en œuvre". Un double critère est donc appliqué : celui de la réalisation de certaines activités (actes de commerce, etc.) et celui de l’exercice de cette activité à titre habituel.

La jurisprudence a pu estimer que l’activité commerçante s’entend d’une "occupation sérieuse de nature à produire des bénéfices et à subvenir aux besoins de l’existence". Les juges ont donc apporté une précision complémentaire à savoir la nécessité, pour le commerçant, d’avoir une activité susceptible de lui procurer des revenus suffisants pour vivre.

Ces critères (activité, habitude, rémunération) sont repris par d’autres textes, par exemple, en matière de droit du sport, en matière de protection sociale ou en matière fiscale.

Où se situe la frontière entre un professionnel et un non professionnel?


Au début des années 2000, j'avais eu l'occasion de coordonner les travaux du Forum des droits sur l'internet (aujoud'hui disparu, une sorte d'ancêtre du Conseil national numérique) sur les relations commerciales entre particuliers. La question - centrale - était de correctement qualifier un vendeur (professionnel ou non) afin de déterminer les règles applicables.

Dans ce rapport datant de 2005, on avait conclu que plusieurs critères permettent de qualifier de professionnel un particulier. Le changement de statut du particulier ne sera pas lié à l’application d’un seul de ces indices mais au constat que l’internaute en remplit plusieurs. Et donc de conclure que c’est "un faisceau d’indices qui déterminera le statut exact du vendeur".

Les indices sont les suivants:

  • la régularité de l'activité: les juges rechercheront si le vendeur procède à son activité de manière fréquente et régulière et non pas de manière occasionnelle. La doctrine administrative a ainsi pu estimer que "le particulier qui se livre à titre habituel à des actes de vente sur un site marchand est un commerçant de fait au sens de l’article L. 121-1 du Code du commerce". La circulaire du 12 août 1987 avait adopté le même critère en estimant qu’en "aucun cas, la vente d’objets mobiliers personnels par un particulier [qui ne souhaite pas devenir un professionnel], qu’elle soit réalisée dans des lieux publics ou privés, ne doit présenter un caractère habituel".
  • le caractère lucratif de l’activité : les juges tenteront de déterminer si le vendeur souhaite tirer des revenus de son activité. L’absence de revenus suffisants pour vivre n’est pas pour autant un élément suffisant pour prouver le caractère non lucratif de l’activité.
  • l’intention d’avoir une activité professionnelle : ce critère permet de déterminer la volonté réelle du vendeur. Pour démontrer cette intention, il est possible de recourir à plusieurs indices de commercialité : 
  1. la réalisation d’actes de commerce au sens de l’article L. 110-1 du Code de commerce. Ainsi, un particulier réalisant à titre habituel des actes d’achats pour revendre pourra être considéré comme un professionnel. Cela a notamment été jugé en 2006 pour un vendeur utilisant eBay ;
  2. l’existence d’un système organisé de vente à distance : il s’agira par exemple de la réalisation par le vendeur d’une page personnelle présentant les objets mis en vente, de l’ouverture d’une boutique virtuelle, de la rédaction de conditions générales de vente, de la réalisation de publicités, de l’utilisation d’outils professionnels d’expédition des produits voire de l’aménagement de locaux destinés spécifiquement à cette activité marchande.

Cette liste ne fait intervenir aucun seuil de valeur à partir duquel le vendeur serait considéré comme un professionnel. En effet, les principes jurisprudentiels et issus des textes communautaires s’opposent à l’intégration d’un tel critère qui pourrait, en outre, être perçu comme arbitraire, voire artificiel.

Et donc, ici réside une difficulté pour le juriste, mais également le fiscaliste ou le parlementaire. L'activité professionnelle ne se déduit pas d'un seuil ou d'un volume de ventes. Elle se déduit d'un comportement, celui de l'internaute ou de l'individu qui agit comme un professionnel en essayant, de manière régulière, de tirer un profit.

Pourquoi ne pas envisager un seuil arbitraire ? 


La question s'est déjà posée à plusieurs reprises. Le rejet de tout seul de qualification en professionnel repose sur une réalité économique. Outre l'aspect arbitraire, un internaute qui réaliserait pour  - disons - 5000 euros de revenus sur des plates-formes collaboratives pourra être considéré comme un professionnel ou non. Par exemple, un internaute qui revend d'occasion sa voiture sur LeBonCoin pourra sans doute dépasser ce seuil de 5000 euros mais n'est pas un professionnel. Un internaute qui sous-loue régulièrement sur Airbnb une pièce de son appartement (disons 50 fois pour un montant de 100 euros) génèrera le même montant, mais sa qualification en professionnel ne fera presque plus de doute. A noter qu'eBay avait instauré une idée de seuil de 2000 euros.

La question du seuil est revenue récemment, lors des débats autour du Projet de loi de finances pour 2016. Elle s'était posée lors de la discussion du Projet de loi de finances rectificative pour 2008 ! A l'époque, le Sénateur Marini avait déposé un amendement tendant à instituer un seuil de 5000 euros ou plus de 12 transactions pour qualifier un internaute de professionnel. Cette proposition n'avait jamais prospéré tant les seuils étaient irréalistes. Un internaute vendant plus de 12 livres d'occasion auraient eu à déclarer les revenus ainsi générés sur sa déclaration d'impôts sur le revenu.

En l'absence de seuils, le Parlement a adopté en décembre un autre dispositif.

En application de l'article 87 de la loi de finances pour 2016, les plates-formes collaboratives seront tenues de fournir "à l'occasion de chaque transaction, une information loyale, claire et transparente sur les obligations fiscales et sociales qui incombent aux personnes qui réalisent des transactions commerciales par leur intermédiaire". Mais surtout, "les entreprises adressent, en outre, à leurs utilisateurs, en janvier de chaque année, un document récapitulant le montant brut des transactions dont elles ont connaissance et qu'ils ont perçu, par leur intermédiaire, au cours de l'année précédente".

Une telle obligation d'information n'est pas sans conséquence. Comment un internaute réagira lorsqu'il recevra ce récapitulatif annuel envoyé par sa plate-forme collaborative préférée - surtout sachant que copie de ce récapitulatif annuel est également transmis aux administrations fiscales et sociales ?

Sans doute qu'il interrogera la plate-forme sur le fait de savoir s'il doit déclarer ces revenus à l'administration fiscale. La plate-forme aura plusieurs choix: soit délivrer une information spécifique et personnalisée ("Non mon bon monsieur, vous n'êtes pas professionnel" ou "Mais oui, vous devez même vous inscrire au RCS!"), soit renvoyer à ses pages d'informations, génériques et sans doute difficilement compréhensible pour l'internaute lambda.

A défaut de seuil, l'internaute ne saura pas comment se comporter. Sans doute qu'une grande partie ajoutera spontanément à sa déclaration de revenus, les sommes ainsi générées par l'usage des plates-formes collaboratives. Ils paieront donc de l'impôt sur des revenus qui n'auraient pas été forcément qualifiés de revenus d'activité professionnelle.

Peut-être que dans le futur, la question de l'élaboration de seuils reviendra à l'ordre du jour. Il est clair que l'envoi de récapitulatifs annuels à tous les internautes sera source de confusion auprès de particuliers qui ne sauront plus dans quelle catégorie ils se trouvent.

Devra-t-on imaginer un mécanisme de présomption simple, où au-delà d'un seuil arbitraire, l'internaute serait présumé être un professionnel, libre à lui ensuite de renverser cette présomption en démontrant qu'il ne rentre pas dans les critères comportementaux du professionnel ?

Dans tous les cas, la question va devoir se poser. Si le mécanisme d'information généralisée peut adresser la problématique sur le terrain de l'impôt et des cotisations sociales, la qualification en professionnel emporte de nombreuses conséquences. Application des règles spécifique du droit de la consommation (comme le droit de rétractation), obligation d'inscription dans des registres professionnels, souscription d'assurances professionnelles, etc. Le sujet demeure ouvert.

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