jeudi 9 décembre 2010

Comment la loi HADOPI a flingué le régime de responsabilité des forums de discussion

Classiquement, lorsque l'on attribue le qualificatif "HADOPI" à un régime de responsabilité, cela peut inciter le lecteur à fuir. En effet, comment ne pas craindre une nouvelle diatribe pour ou contre cette fameuse loi "création et internet" qui a eu le mérite de faire couler énormément d'encre sur l'internet.

Il s'agit ici de revenir sur un article de cette fameuse loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet. L'article 27 de la loi a, en effet, modifié l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 sur la liberté de communication afin de créer un régime de responsabilité aménagé au profit des exploitants de forums de discussion.

Cette responsabilité des exploitants des forums de discussion a connu plusieurs rebondissements avant la loi "création et internet" sur lesquels il convient de s'arrêter rapidement.

Forums de discussion et loi du 1er août 2000

La loi du 1er août 2000 a créé le premier régime de responsabilité aménagée au profit des hébergeurs. Selon ce texte, "les personnes physiques ou morales qui assurent, à titre gratuit ou onéreux, le stockage direct et permanent pour mise à disposition du public de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature accessibles par ces services, ne sont pénalement ou civilement responsables du fait du contenu de ces services que si, ayant été saisies par une autorité judiciaire, elles n'ont pas agi promptement pour empêcher l'accès à ce contenu."

Côté jurisprudence, les juges firent rapidement application de la loi du 1er août 2000 aux forums de discussion. Le TGI de Paris avait pu estimer dans une décision en date du 12 octobre 2000 que :
"l'association Vienne informatique est un fournisseur d'hébergement qui offre notamment aux contributeurs la possibilité d'accéder à un forum de discussion particulier via un nouveau système dont il est acquis au débat que les dialogues sont mis à jour de manière quasi-instantanée et qu'ils peuvent être consultés librement, pendant plusieurs jours, sans aucune modération et par un large public"
De même, le juge des référés estimait dans une ordonnance du 18 février 2002 que :
"il y a lieu de constater qu'au titre du service offert, relatif à la mise en place d'un forum permettant aux utilisateurs d'échanger entre eux des messages, et indépendamment des autres activités du site Boursorama pouvant relever d'un régime juridique différent, la société Finance Net doit être considérée comme assurant sur ce point le stockage direct et permanent pour mise à disposition du public de messages au sens de l'article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986, modifié par la loi du 1er août 2000"
Forums de discussion et LCEN

Suite à l'adoption de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, le régime de responsabilité des intermédiaires de l'internet est fixé aux articles 6.I.2 et 6.I.3 de la loi :
Sur le plan civil, "les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible."
Sur le plan pénal, ces personnes "ne peuvent voir leur responsabilité pénale engagée à raison des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de l'activité ou de l'information illicites ou si, dès le moment où elles en ont eu connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces informations ou en rendre l'accès impossible."
Sur l'application de la LCEN aux exploitants de forums de discussion, il semblait ne pas y avoir de doute lors des débats parlementaires. Dans l'Avis déposé par Michèle Tabarot au nom de la Commission des lois lors de l'examen de la LCEN, la députée relevait que :
"La définition des opérateurs visés par l'article ne fait pas de distinction : sont concernés tous les intermédiaires dont l'activité consiste à stocker durablement des données (stockage "permanent"), sans intervenir sur leur contenu (stockage "direct"), de façon à les rendre accessibles au public au moyen d'un service de communication publique en ligne. Peu importe qu'il s'agisse d'informations fournies par des éditeurs professionnels de sites, par des utilisateurs de places de marché ou de sites d'enchères en ligne ou encore par des contributeurs à un forum"
Côté jurisprudence, les magistrats semblent également avoir suivi cette logique. Le Tribunal de grande instance de Lyon a ainsi estimé le 21 février 2005 :
"le recours aux travaux parlementaires de la loi du 21 juin 2004 tend à démontrer que les promoteurs de ladite loi ont manifesté leur intention de rendre applicable aux organisateurs de forums de discussion l’article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986 ; que selon les débats parlementaires, il convient en effet de se référer davantage à la définition communautaire du prestataire d’hébergement, telle que définie à l’article 14 de la directive européenne du 8 juin 2000, laquelle ne limite pas l’activité d’hébergement à la prestation purement technique mais identifie plus précisément l’ensemble des "fonctions d’intermédiation" qui ne relèvent pas du simple transfert d’information".
Cela se confirmait par la suite. Dans une ordonnance du 14 novembre 2007, la Cour d’appel de Paris a pu estimer à propos de la société AuFeminin.com qu’en "sa qualité d’organisateur d’un forum doté d’un modérateur a postériori, cette société ne peut voir engager sa responsabilité que dans les conditions applicables au fournisseur d’hébergement puisqu’elle assure le stockage direct des messages diffusés sans porter de regard préalable sur ceux-ci, ce qui exclut toute obligation générale de surveillance".

Cette application de la LCEN aux forums de discussion a été confirmée le 12 décembre 2007 par la Cour d’appel de Versailles qui a estimé que "ce texte doit être appliqué aux organisateurs de forum non modérés ou modérés a posteriori", ce qui était le cas en l’espèce, la Cour relevant le constat d’huissier "qui a pu envoyer un message en ligne sans contrôle a priori".

Ainsi, le critère essentiel utilisé par les magistrats pour statuer en faveur d’une application du régime de responsabilité aménagée tiré de la LCEN aux exploitants de forums de discussion tient principalement au caractère modéré ou non modéré a priori des contenus qui peuvent y être diffusés. En présence d’une modération a posteriori ou, en l’absence de toute modération, l’exploitant du forum de discussion pourrait ainsi bénéficier du régime de responsabilité des fournisseurs d’hébergement tandis que son homologue procédant à une modération a priori demeurerait dans le champ de la responsabilité du droit commun et, en matière d'infraction de presse, dans le champ du 1er alinéa de l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 sur la liberté de communication.

En effet, cet article 93-3 pose un principe de responsabilité éditoriale sur la tête du directeur de la publication pour toute infraction de presse commise sur un site internet et qui a fait l'objet, préalablement à sa diffusion, d'une fixation préalable. La modération "a priori" pouvant s'analyser en une fixation préalable, la responsabilité éditoriale (dite "responsabilité en cascade") s'applique à l'exploitant du forum de discussion.

Ainsi, si on résume, selon la LCEN :
- exploitant de forum de discussion non modéré a priori : bénéfice du régime de responsabilité aménagée fixé par la LCEN
- exploitant de forum de discussion modéré a priori : droit commun ou responsabilité éditoriale pour les infractions de presse.

Et HADOPI survint ...

A l'occasion de l'examen de la loi création et internet par l'Assemblée nationale, le Groupe Nouveau Centre mené par le député Jean Dionis du Séjour déposa un amendement tendant à 1) créer un statut d'éditeur de presse en ligne et 2) fixer un régime juridique particulier pour les infractions de presse commises dans les "espaces de contributions personnelles".

Ce nouveau régime de responsabilité est le suivant :
"Lorsque l'infraction résulte du contenu d'un message adressé par un internaute à un service de communication au public en ligne et mis par ce service à la disposition du public dans un espace de contributions personnelles identifié comme tel, le directeur ou le codirecteur de publication ne peut pas voir sa responsabilité pénale engagée comme auteur principal s'il est établi qu'il n'avait pas effectivement connaissance du message avant sa mise en ligne ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il a agi promptement pour retirer ce message."
Les députés justifiaient cette disposition de la manière suivante : "Aussi est-il proposé de prévoir que les contributions des internautes donnent lieu à un régime de responsabilité atténué, quel que soit le type de modération adopté, et qu’elles n’engagent pas la responsabilité du directeur de publication à titre principal, sauf s’il avait effectivement connaissance du contenu mis à la disposition du public."

Ainsi, postérieurement à l'adoption de la loi HADOPI, la situation est la suivante :
- exploitant de forum de discussion non modéré a priori : bénéfice du régime de responsabilité aménagée fixé par la LCEN sauf en matière d'infractions de presse où s'applique le régime du 93-3 dernier alinéa.
- exploitant de forum de discussion modéré a priori : droit commun sauf en matière d'infractions de presse où s'applique le régime du 93-3 dernier alinéa.

Maintenant, décryptons ce fameux dernier alinéa de l'article 93-3 au regard de l'article 6 de la LCEN (et plus exactement de l'article 6-I-3 de la LCEN qui aménage le régime de responsabilité pénale des intermédiaires de l'internet).

Pour engager la responsabilité de l'exploitant du forum de discussion, il faut démontrer :
- la présence d'un message sur un forum de discussion
- le fait que ce message soit constitutif d'une infraction de presse
- le fait que l'exploitant du forum ait eu connaissance du message avant sa mise en ligne ou n'a pas agi promptement pour procéder à son retrait.

Ce régime se distingue très largement de celui posé par la LCEN à plus d'un titre :
1/ le régime de 93-3 ne fixe pas de méthode de notification, contrairement à la LCEN (et certains juges ont pu estimer que la connaissance effective du contenu notifié n'avait lieu qu'à compter du respect par la victime des règles de notification posées par la LCEN). Ainsi, un simple email vaut-il notification ?

Notamment, la notification de la LCEN impose à la victime de justifier auprès de l'intermédiaire des éléments de fait ou de droit sur le caractère illicite du contenu mis en cause. Ici, il semble qu'une simple notification d'un contenu disant "c'est diffamatoire" semble suffire pour créer une "connaissance effective".

2/ le régime de 93-3 a vocation à s'appliquer aux infractions de presse. Or, et selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel et les interprétations données, les infractions de presse ne sont pas au sens de la LCEN des contenus "manifestement illicites". Ainsi, sous le régime LCEN, un hébergeur qui se voyait notifier un contenu diffamatoire pouvait rétorquer l'absence de caractère manifestement illicite (et notamment du fait que la diffamation s'apprécie in concreto). Avec le régime 93-3, plus possible.

Là où le Conseil constitutionnel avait protégé les exploitants de forum de discussion d'un engagement de responsabilité au regard de propos portant sur des infractions de presse (diffamation, injure, etc.), la loi Création et Internet a rétabli cette responsabilité.

Si on notifie un contenu à un bloggeur ou à un exploitant de forum de discussion en arguant du caractère diffamatoire ou injurieux du contenu, s'il ne procède pas à sa suppression, sa responsabilité peut alors être engagée.

Un tel changement n'est pas neutre. Contrairement à la formulation ambiguë de l'amendement, cette modification n'a pas vocation à s'appliquer exclusivement aux éditeurs de presse en ligne, mais bien à tous les citoyens, à tous les internautes, à tous les blogueurs permettant aux internautes de s'exprimer, à tous les administrateurs de forums de discussion.

Si on tente un nouveau résumé de l'article 93-3, cela donnerait ceci : un blogueur ou un administrateur d'un forum de discussion sera responsable - en premier lieu - d'une infraction de presse 1) s'il procède à une modération a priori ou 2) s'il a été averti de la présence d'un tel contenu et n'a pas procédé à son prompt retrait.

Sous l'angle LCEN, seule la modération a priori était susceptible d'engager la responsabilité dudit blogueur.

Peut-on en déduire que cette modification est une profonde erreur ? La réponse semble positive. Alors que les parlementaires souhaitaient alléger la responsabilité des administrateurs de forums de discussion ou des blogueurs, la loi HADOPI a tout bonnement eu l'effet inverse en créant une responsabilité sur des contenus (infractions de presse) pour lesquels la LCEN et le Conseil constitutionnel avaient préféré instituer une certaine protection des intermédiaires.

Et dans les faits, les premières décisions de justice prennent appui sur ces nouvelles dispositions en arguant - de manière erronée au regard de l'analyse qui précède - d'une loi pénale "plus douce" que le cadre antérieur.

Ainsi, la 17ech du Tribunal de grande instance de Paris a jugé le 15 septembre 2010 un litige opposant l'exploitant d'un forum de discussion à l'association française de thermographie infrarouge dans le bâtiment, l'industrie et la recherche à la suite de la diffusion de divers messages, certains dont l'exploitant était l'auteur, d'autres dont des tiers étaient les auteurs.

Les juges relèvent dans leur décision que :
"Monsieur X. est le directeur de publication de ce site et l'animateur de ce forum de discussion. Il n'est par ailleurs pas contesté qu'il est l'auteur des messages postés sur ce forum sous les pseudonyme "Administrator" et "Thermoderator".
Il n'est pas l'auteur des autres messages évoqués par les demandeurs sous d'autres pseudonymes et le forum en cause n'est pas modéré. Mais les demandeurs font valoir, sans être contredits, que les deux thèmes du forum en litige, à savoir, dans la rubrique "Pas content! ", "Colère, énervement, agacement : à propos de l AFTIB! Hallucinant! " et, dans une rubrique "Le Particulier et la Thermographie", "Recherches de ponts thermiques" ont été déterminés par le défendeur à l'avance, et soutiennent à juste titre que Monsieur X n'a pas hésité à relancer la discussion, opiner en sa qualité d' "administrateur" ou de "modérateur", sous des pseudonymes transparents, aux attaques les plus vives contre l'AFTIB, manifestant qu'il avait une parfaite connaissance des messages en cause dont il approuvait la tonalité et suscité la mise en ligne".
Et en conclusion, les magistrats estiment que
"la responsabilité de Monsieur X sera retenue, le cas échéant - et sous les réserves qui suivent-, en sa qualité de directeur de publication du site - en ce compris le forum de discussion- pour tous les messages signés "Administrator" et "Thermoderator" en sa qualité de producteur du forum de discussion pour les autres messages en cause"
Ainsi, plusieurs conclusions :
- Les juges appliquent la loi HADOPI aux procédures en cours ;
- Le choix des rubriques et l'intervention en qualité de modérateur des discussions valent "connaissance des messages"
- La responsabilité de l'exploitant du forum est retenue tant pour les propres contenus dont il est l'auteur que pour les autres messages.

Ce nouveau régime de responsabilité pour les espaces contributifs n'est pas neutre. Les infractions de presse font partie d'une des matières juridiques les plus délicates et l'appréciation du caractère diffamatoire d'un contenu dépendra de plusieurs éléments : la bonne foi de l'auteur, l'exception de vérité mais également de la prescription desdits propos. Rappelons notamment qu'affirmer qu'une personne est un "escroc" ou un "voleur" peut relever de la diffamation. Prudence donc.

Source : TGI Paris, 15/09/2010, Association française de thermographie infrarouge dans le bâtiment, l'industrie et la recherche et a. c/ X. (inédit)

1 commentaire:

Mathieu Prud'homme a dit…

Toute d'abor, félicitations pour la réactivation de ce blog !!!

Je te suis dans l'analyse critique.

Pour autant, de mon point de vue, la situation en matière de contenus de type délits de presse était pire avant Hadopi, puisqu'il suffisait d'attaquer sur l'axe du directeur de publication, la seule condition étant alors la fixation préalable. Or, dans ce cas, je ne pense pas que le directeur pouvait se prévaloir utilement du statut d'hébergeur.
Qu'en penses-tu ?

En revanche, le décalage entre Hadopi et le statut d'hébergeur est incompréhensible et bien sur criticable
Mathieu