Source : Chuck Caveman Coker sur Flickr (cc)
Le 9 juillet 2004, soit moins d'un mois après la publication de la LCEN au Journal Officiel, le Comité de défense de la cause arménienne saisissait le Tribunal de grande instance de Paris à l'encontre du Consul général de la Turquie et de Wanadoo. La raison ? La présence sur le site internet du Consulat général de la Turquie en France, site hébergé par Wanadoo, de propos contestant l'existence du génocide arménien de 1915.
Concernant l'action dirigée contre le Consul général de Turquie, les juges avaient estimé dans leur jugement en date du 15 novembre 2004 que l'action était irrecevable, le Consul étant couvert y compris pour ses écrits par l'immunité diplomatique.
Concernant l'action dirigée contre Wanadoo, et même si les faits étaient antérieurs à la publication de la LCEN et à son entrée en vigueur, les juges ont fait application de l'article 6.I.2 de la LCEN et vérifier si, ayant eu connaissance du caractère (manifestement) illicite, l'hébergeur a procédé à la suppression ou à la suspension du contenu. Ils estimaient ainsi que:
"Puisqu’il ne résulte pas d’une violation de la loi pénale, le caractère manifestement illicite des documents litigieux ne peut être la conséquence que d’un manquement délibéré à une disposition de droit positif explicite et dénuée d’ambiguïté.Ainsi, dès lors que la négation du génocide arménien n'était pas sanctionné - malgré la reconnaissance dudit génocide par une loi française - le contenu publié sur le site du Consulat n'était pas "manifestement illicite" ... car non illicite. L'hébergeur n'avait donc pas à faire suite à la notification adressée par le CDCA.
Les diverses normes internes ou internationales ou décisions des juges constitutionnel et administratif invoquées par l’association demanderesse et qui posent en principe, notamment, le respect de la dignité de la personne humaine ne peuvent donc être retenues à ce titre, dès lors qu’il ne peut en être déduit, avec l’évidence requise par les dispositions de la loi du 21 juin 2004, que la négation du génocide arménien en caractériserait manifestement une violation".
Des affaires de ce type sont assez rares, en raison notamment de cette évolution pratique de l'application du statut de l'hébergeur où ce dernier a tendance à de moins en moins critiquer voire challenger l'auteur de la notification sur le bien fondé, juridique, de cette dernière.
Source : Ervega sur Flickr (cc)
Un récent jugement du Tribunal de grande instance de Paris vient d'apporter un nouvel exemple. En effet, un médecin a constaté au mois d'août 2010, plusieurs propos diffusés sur un site personnel hébergé sur les serveurs de Free. Il était notamment qualifié de "pervers" et d'auteur d'actes de harcèlement moral et sexuel. Mécontent, il a donc demandé à Free de procéder à deux reprises à la suppression des contenus.
Seulement, l'hébergeur a opposé une fin de non recevoir estimant que les propos incriminés ne pouvaient être qualifiés d'illicites. Il a donc saisi la justice.
Dans son jugement, le tribunal revient sur le respect par le médecin de la procédure de notification :
"le demandeur, qui a sollicité la suppression des propos sus- visés, en se conformant à la procédure de notification de contenus illicites organisée par l'article 6.1-5 de la loi du 21 juin 2004, soutient que ceux-ci seraient injurieux pour certains et diffamatoires pour d'autres, étant observé qu'il n'est pas douteux que le qualificatif "pervers", qui se trouve dans les trois textes visés, est susceptible de constituer une injure au sens des articles 29, alinéa 2 et 33, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 et que les imputations de harcèlement moral et sexuel, comme le fait de souhaiter se faire livrer une troisième bouteille de whisky durant les heures de travail, caractérisent des allégations diffamatoires susceptibles, si elles ne sont justifiées ni par la preuve de la vérité ni par l'excuse de la bonne foi, de caractériser le délit de diffamation publique"Ainsi, les propos tenus à son encontre seraient qualifiables d'injure et de diffamation publiques.
Seulement, le Tribunal poursuit en indiquant que :
"les trois pages supportant ces propos étaient en ligne au moins depuis le 8 septembre 2009, soit plus de trois mois avant que le demandeur n'engage la présente action, alors qu'il résulte des dispositions de l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881 que les actions résultant des crimes, délits et contraventions prévus par cette loi se prescrivent après trois mois révolus à compter de la date de première mise en ligne".Et de conclure :
"L'expiration du délai de prescription qui prive le demandeur de la possibilité d'engager son action en réparation du préjudice subi en raison des propos qu'il estime diffamatoires ou injurieux, lui interdit en conséquence d'établir leur caractère illicite à ce titre, sauf à considérer qu'en recourant à des qualifications juridiques autres que celles définies par la loi du 29 juillet 1881 il pourrait échapper aux contraintes procédurales protectrices de la liberté de la presse qu'elles instaurent."
Le raisonnement du tribunal est donc d'une simplicité : les propos critiqués par l'auteur de la notification, même s'ils sont injurieux ou diffamatoires, sont prescrits. En conséquence, le médecin ne peut établir le caractère illicite de ces contenus. Et en l'absence d'illicéité des contenus, l'hébergeur n'était pas tenu de procéder à la suppression ou suspension desdits contenus. CQFD.
Cet exemple montre comment l'hébergeur peut être un garde-fou des libertés, et notamment de la liberté d'expression. Rappelons que le mécanisme de la prescription des délits de presse (comme l'injure ou la diffamation publique) est prévu dans la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse - une des composantes de la liberté d'expression et d'information.
En vérifiant la dernière date de modification des contenus, l'intermédiaire a déterminé que les propos incriminés ne pouvaient plus être poursuivis sur le terrain de la diffamation ou de l'injure en raison de la prescription. Il a assuré ce rôle protecteur que le Conseil constitutionnel avait dévolu aux intermédiaires de l'internet.
Seulement, rares sont encore ceux à avoir de telles démarches.
Source : TGI Paris, 17e Ch, 1er juin 2011, Hervé M. c/ société Free (inédit)
1 commentaire:
C'est un débat très complexe, d'autant plus lorsque l'on est côté victime ... La notion de liberté d'expression ne cessera d'etre précisée.
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